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Séqen faisait les cent pas devant le pavillon d’accouchement.
— Les sages-femmes sont-elles vraiment compétentes ? demanda-t-il à Qaris, presque aussi nerveux que lui.
— Ce sont les meilleures de Thèbes, Majesté. N’ayez aucune angoisse.
— Ahotep souffrait beaucoup ! Ces dernières semaines, elle aurait dû se reposer. Le voyage à Edfou l’a épuisée.
— Sauf votre respect, Majesté, il fut couronné d’un tel succès que l’avenir s’est éclairé !
— Je sais, Qaris, je sais… Mais la reine devrait se ménager davantage.
— Une reine d’Égypte est une reine d’Égypte, rappela Qaris, fataliste. Et lorsqu’elle se nomme Ahotep…
— Un accouchement ce n’est pas si long !
— Nos spécialistes savent faire face aux situations les plus difficiles.
— Au temps des pyramides, sans doute, mais sûrement pas dans la Thèbes d’aujourd’hui ! En cas d’incident grave, ni Ahotep ni notre enfant ne survivront.
L’intendant n’eut pas le courage de le démentir.
Séqen reprit ses allées et venues.
À l’heure où le soleil atteignait le sommet du ciel, Téti la Petite sortit de la salle d’accouchement, un bébé dans les bras.
— C’est un magnifique garçon !
Séqen n’osa pas le toucher.
— Ahotep ?
— Elle est rayonnante de bonheur.
Elles étaient trois, une brune, une rousse et une châtain. Trois veuves dont les maris, propriétaires de grands domaines dans le Delta, avaient été déportés par les Hyksos. Comme tant d’autres, elles auraient pu sombrer dans le chagrin. Mais, pour honorer la mémoire des disparus, elles avaient décidé de se comporter en authentiques Égyptiennes.
D’abord, elles avaient elles-mêmes assumé la fonction de prêtresses funéraires afin que le ka de leurs époux continue à vivre. Ensuite, elles s’étaient occupées de la gestion de leurs biens en unissant leurs compétences. En dépit de l’augmentation des impôts, les trois femmes réussissaient à garder l’ensemble de leur personnel et à lui assurer une existence décente. Dans toute la Basse-Égypte, leur réputation avait grandi au point de parvenir jusqu’aux oreilles de l’épouse de l’empereur.
Quand la sculpturale Abéria, aux mains plus larges que celles d’un robuste paysan, se présenta à l’entrée de la grande villa où vivaient les trois veuves, le portier fut impressionné.
— Tes patronnes sont ici ?
— Bien sûr. Tu cherches un emploi ?
— Toi, tu n’en as plus.
Les mains de la dame Abéria se refermèrent autour du cou du portier et lui brisèrent le larynx. Abandonnant le cadavre du pantin, elle se heurta à des métayers.
— Nous avons tout vu, tu es une criminelle !
Une cinquantaine de soldats hyksos envahirent la propriété. Ils massacrèrent ceux qui tentaient de s’enfuir et fouettèrent les autres.
Détendue, Abéria était entrée dans le bureau où les trois veuves, affolées, tenaient serrés contre elle leurs papyrus comptables.
— C’est donc vous, les dernières femmes d’affaires du pays des vaincus… Ignorez-vous que vos pratiques sont contraires à nos lois ? Des femelles comme vous doivent être soumises à un homme et ne prendre aucune initiative. À dater de cet instant, vos domaines et vos biens sont réquisitionnés.
— Nous payons régulièrement les taxes, protesta la rousse, et nous…
Abéria la gifla si violemment qu’elle s’effondra, à demi assommée.
— Ramassez-moi cette catin, ordonna-t-elle aux deux autres veuves, et suivez les soldats. L’empereur vous a attribué un autre travail.
L’idée de son épouse avait beaucoup amusé Apophis : rassembler à Avaris de belles Égyptiennes autrefois fortunées, les enfermer dans une prison composée de chambres au confort sommaire et les offrir aux dignitaires qui avaient envie de jouir d’une femelle une minute ou une journée.
Avoir ses entrées au harem impérial serait désormais l’une des faveurs les plus prisées.
La dame Tany avait opéré elle-même la sélection, éliminant les trop âgées que la dame Abéria avait été ravie d’étrangler avant de brûler leurs cadavres.
Le règlement du harem était simple : les aristocrates égyptiennes devaient satisfaire tous les désirs de la caste dirigeante. Celle qui pleurnichait, protestait ou tombait malade finissait entre les mains d’Abéria.
Et l’épouse de l’empereur, toujours à la recherche d’un maquillage qui atténuerait sa laideur, prenait un vif plaisir en voyant ainsi avilies la jeunesse et la beauté de ces femmes dont elle aurait dû être la servante.
Apophis souffrait du foie, et ses chevilles épaisses avaient tendance à gonfler. Ces désagréments étaient la conséquence d’une vive contrariété, due au rapport de Khamoudi sur la Nubie.
Le peuple de guerriers noirs était un vassal, certes, et il se réjouissait de la chute d’une Égypte qu’il détestait. Mais les tribus venaient de choisir un jeune roi, Nedjeh, dont la réputation de bravoure et de cruauté était parvenue jusqu’à Avaris.
Prenant au sérieux ces échos désagréables, l’empereur avait convoqué son ambassadeur, qui lui envoyait régulièrement des informations sur l’évolution de ses alliés noirs. Le diplomate était un espion de première force et il n’ignorait rien de ce qui se passait dans le Sud lointain. Ex-général d’infanterie, il avait tant de sang sur les mains qu’aucune action brutale ne le rebutait.
Ce n’était pas un ennemi qui l’avait rendu borgne, mais une petite peste. Une gamine battue à mort parce qu’elle ne lui donnait pas assez de plaisir. La Nubienne avait eu suffisamment de force pour lui planter une épingle en os dans l’œil gauche avant de trépasser.
— Une idée fabuleuse, ce harem ! s’exclama le Borgne lorsque l’empereur entra dans la salle de réception où l’ambassadeur vidait sa deuxième jarre de vin blanc. Je n’en suis pas sorti pendant trois jours et je me suis offert je ne sais plus combien de superbes Égyptiennes, si raffinées que je croyais rêver… Ça m’a vraiment changé de l’ordinaire ! Majesté, vous êtes un génie.
La flatterie ne déplaisait pas à Apophis, mais il était trop soucieux pour l’apprécier.
— Le rapport de Khamoudi n’est-il pas trop pessimiste ?
— Il n’a fait que répéter mes propos. Votre bras droit est efficace et impitoyable, nous nous entendons à merveille.
— Tant mieux, le Borgne, tant mieux… Mais je t’ai connu moins craintif face aux tribus nègres.
— J’ai un principe : ne jamais attaquer quand je ne suis pas sûr de gagner. Pour exterminer ces bêtes sauvages, il me faudrait des troupes plus nombreuses et plus aguerries que celles de l’adversaire. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas.
— Te serais-tu laissé déborder ?
— En quelque sorte oui. Majesté. Je n’ai pas vu grimper ce Nedjeh, auquel mes agents de renseignements ne promettaient aucun avenir. J’en ai empalé un moi-même devant ses collègues afin de leur montrer que j’étais particulièrement mécontent. En me présentant devant vous, je sais que vous me condamnerez à mort, à juste titre. C’est pourquoi j’ai profité du harem jusqu’à l’épuisement.
Apophis réfléchit.
Certes, ses subordonnés n’avaient pas droit à l’échec. Mais remplacer le Borgne ne serait pas facile. De plus, il prendrait garde à ne plus commettre de faute. Aussi la version officielle serait-elle une adaptation de la réalité : si Nedjeh avait été nommé chef des Nubiens, c’était avec la bénédiction de l’empereur.
— Tu repartiras d’ici vivant, annonça Apophis. En tant qu’ambassadeur hyksos, tu féliciteras de ma part l’homme qui a fédéré les clans.
Le Borgne n’en croyait pas ses oreilles.
— M’enverrez-vous une armée pour l’anéantir, Majesté ?
— Combattre les Nubiens sur leur terrain présente de nombreuses difficultés, tu le sais mieux que moi. Et je n’ai encore aucune raison de déclarer la guerre à mes sujets du Grand Sud.
— Au nord de son territoire, Nedjeh ne contrôle qu’Éléphantine, mais il ne s’arrêtera pas là.
— Est-ce un imbécile ?
— Je ne crois pas.
— Alors, le Borgne, il sait que provoquer la colère des Hyksos serait une erreur fatale. Sans doute cherchera-t-il à renforcer son pouvoir en Nubie. Un jour, nous utiliserons ses talents. S’il devient gênant, nous interviendrons. Retourne là-bas, caresse-le dans le sens du poil, et informe-moi de ses moindres faits et gestes. Et cette fois, aucun faux pas.
Stupéfait de s’en tirer à si bon compte, l’ambassadeur se promit une nuit au harem avant de repartir sur son bateau.